EXTRAIT DE "SL4"
I
… l’horizon semblait si lointain. Les vagues approchaient, roulant, mourant sur le sable chaud. Dans un murmure incessant, elles chuchotaient les rives lointaines. Ici ou là , des algues et des coquillages solitaires s’étaient échoués, comme bannis de leur milieu, jugés indésirables au sein de communauté. L’écume les poussait toujours plus loin hors de l’eau. Le ciel, d’un bleu immaculé, marquait la fin des flots, d’une courbe lisse et précise. Il recouvrait ce paysage de son hermétique couvercle, comme s’il n’eut jamais fallu savoir ce qu’il y avait derrière. La complainte salée des orgues éoliens durait toujours, encore, sans nul besoin de fin, si douce et enivrante en ce joli décor, qu’elle donnait envie de toujours, et d’encore. Il y avait ici, les ruines d’un château, des rochers en murailles et des arbres si beaux. Il y avait la brise, il y avait le calme, il y avait ici le salut de nos âmes. De ton bleuté hublot, aux rideaux nuageux, toi, regarde-nous bien, car nous te regardons, nous, faute de te voir en ces moments heureux. Il se pourrait qu’un jour, nous devinions ton nom.
C’est sur ces quelques phrases que se terminait le livre que lisait Mado. Cela faisait trois heures qu’elle avait commencé ce bouquin, assise sur une dune ensoleillée de la côte atlantique, et elle en avait englouti les quelque trois cents pages d’un seul trait.
Derrière elle, les pins commençaient à s’agiter dans le vent. Il était déjà plus de six heures, et cela faisait longtemps qu’elle aurait dû être rentrée chez ses parents.
« Déjà six heures !! s’écria-t-elle, en s’empressant de ranger ses affaires dans son sac à dos aux couleurs de l’armée américaine. »
Puis elle partit en quatrième vitesse vers cette petite maison, que l’on pouvait discerner au loin, derrière les arbres.
Mado était une jolie jeune fille de dix-sept ans au caractère bien trempé, qui ne manquait pas de le faire savoir lorsque quelque chose ne lui plaisait pas. Cependant, elle n’était pas méchante pour un sou, et tout ce qui comptait vraiment pour elle, c’était l’aventure.
Elle voulait voyager, voir du pays, et des gens différents de ceux qu’elle connaissait. Il est vrai que l’ambiance au sein de sa famille ne la poussait pas à la stabilité. Sa mère, morte depuis deux ans dans un tragique accident de voiture, s’était vue remplacée le lendemain même de son enterrement par la maîtresse de son mari.
Mado et son petit frère Laurent, âgé à l’époque de onze ans, n’avaient pas vraiment eu d’autres choix que d’accepter son arrivée, car leur père était un homme violent qui, lorsqu’il buvait, pouvait se révéler très dangereux. La jeune fille portait d’ailleurs sur le haut du cou la cicatrice de ce qui fut sa première et dernière tentative de rébellion contre son « paternel », comme elle l’appelait. Un jour, elle eut le malheur de dire que cette femme n’était pas sa mère et cela mis son père dans une telle rage, qu’il empoigna une bouteille de rouge et lui fracassa en pleine figure. L’un des éclats vint se planter juste en dessous de sa mâchoire, et manqua de lui perforer la carotide. Il fallut l’emmener à l’hôpital, et cela lui valut une paire de claques au retour.
Depuis, Mado mit tout en œuvre pour que son père ne s’énerve plus. Elle voulait préserver son petit frère, et mainte fois se désigna comme coupable si une bêtise était commise, lui évitant ainsi les représailles douloureuses infligées à coups de ceinturons, ou autres accessoires. Leur belle-mère était donc devenue, par la force des choses, leur maman, et les deux ans qui suivirent furent rythmés par trois gestes principaux de survie. Esquiver les engueulades avec « papa », ne pas montrer son dégoût quand on embrasse « maman », et surtout garder l’espoir. Cet espoir infime d’un jour se réveiller, et de se dire que tout cela n’était qu’un mauvais rêve. L’espoir, peut-être, de partir, un jour, vers une vie moins dure, et des journées moins sombres.
Tout en courant, elle se demandait quelle punition elle allait recevoir. Elle avait plus d’une heure de retard, ce qui était largement suffisant pour rendre son père fou de rage, d’autant plus qu’il avait sûrement passé tout l’après-midi à boire. Elle s’attendait à tout et plus elle approchait de chez elle, plus son cœur battait fort, et son estomac se serrait. Elle allait très certainement passer un mauvais quart d’heure.
Enfin, elle passa le petit portillon bleu qui marquait l’entrée du jardin. Elle n’était plus qu’à quelques mètres de la maison, quand elle s’arrêta net. Devant elle se tenait son bourreau. Droit et fier, le regard froid, son père était là , debout, devant la porte d’entrée. Il tenait dans sa main droite l’une de ses maudites ceintures. Le visage de Mado était devenu livide. Blanche comme un linge, elle regardait la silhouette imposante de son père. Ses lèvres tremblaient.
Elle avança lentement, la tête baissée, vers l’entrée de la maison, pendant que l’homme ouvrait la porte. De la même façon, elle passa à côté de lui, et entra. Puis il la suivit en grommelant.
« Tu ne perds rien pour attendre… »
Effectivement, elle n’eut pas à attendre longtemps. Et la raclée fut sévère. Mais au fil du temps, elle s’était habituée aux coups, et quand il eut fini de la frapper, elle monta sans rien dire dans sa chambre, sous les insultes de sa chère « maman ». Comme d’habitude, elle s’assit sur son lit, et ouvrit le petit tiroir de sa table de chevet. Elle en sortit un petit tube de crème, et en passa un peu sur ses jambes et ses bras. C’était le genre de geste qu’elle faisait cinq ou six fois par semaine, parfois plus. Puis elle s’allongea, et ferma ses yeux rougis par les larmes. Soudain, elle entendit frapper trois petits coups à la porte, et la petite tête blonde de son frère apparu.
« Ça va, Mado ? demanda-t-il doucement.
Ça peut aller. Entre. Il faut qu’on parle, frérot, dit-elle. »
Sur ces mots, il s’exécuta, et referma soigneusement la porte derrière lui. Puis il alla s’asseoir à côté d’elle.
« Écoute, frérot, ça ne peut plus durer, tout ça. Il faut qu’on se barre d’ici.
Tu es sérieuse ? dit Laurent, avec, dans les yeux, une lueur si vive, qu’on aurait pu la prendre pour de la joie.
Est-ce que j’ai l’air de plaisanter ? reprit-elle. J’en ai marre de me prendre des coups, marre de supporter la présence de cette vipère chez nous. En plus, elle pue de la gueule. »
Tous deux émirent un petit rire étouffé.
« Mais on n’a nulle part où aller, dit Laurent. Et son visage reprit son air triste. On partira jamais d’ici. »
Sa grande sœur lui mit les mains sur les épaules, et le regarda dans le blanc des yeux.
« Ne t’inquiète pas. J’ai un plan. Il faut juste qu’on puisse se casser assez loin de cette baraque, avant qu’ils se rendent compte de notre absence. On a qu’à aller en ville, et choper le premier train venu, et à nous la liberté.
Et pour manger, on n’a pas d’argent.
Tu sais, ces derniers mois, j’ai pas mal économisé, et je pense avoir trente ou peut-être quarante euros. Ça suffira pour le début. Après, on improvisera. »
Le petit garçon la regardait avec de grands yeux, comme s’il buvait ses paroles. La perspective de pouvoir passer le restant de ses jours loin de là faisait renaître en lui cet espoir, cette petite fleur, qu’il laissait faner jour après jour. Pour la première fois de sa vie, Mado le voyait faire cette chose étrange, que tous les autres enfants de son école faisaient. Il souriait.
Il mit sa main dans la sienne, et la serra fort.
« On va partir d’ici, hein, Mado. C’est bien vrai ? »
La jeune fille regarda son petit bonhomme de frère quelques secondes.
« Je te le promets, Laurent, je te le promets. »
En disant cela, elle avait le regard d’une mère.
En bas, l’ambiance était plutôt différente. Dans le salon, leur ivrogne de père s’était affalé dans son fauteuil, et regardait la rediffusion d’un match de football, en sirotant une bière. De temps en temps, on l’entendait pousser un hurlement, ce qui voulait dire que son équipe favorite venait de rater une action. Ces braillements étaient régulièrement ponctués d’insultes en tous genres, qui pouvaient selon l’humeur du moment, s’adresser aussi bien à l’équipe adverse qu’à la sienne. Le son était réglé au maximum, et il n’était même pas la peine de songer à le baisser. Lors des matchs, la télé était un secteur totalement interdit à l’ensemble de la famille, conjointe incluse.
Elle, pendant ce temps, s’occupait dans la cuisine. Elle préparait le repas du soir. Comme d’habitude, elle ouvrirait une boite, et se contenterait de passer son contenu au micro-ondes. Pas question pour elle de mijoter de bons petits plats. C’était une pure perte de temps. Plus rapide, moins compliquée, la cuisine industrielle faisait très bien l’affaire. De toute façon, les gosses ne méritaient guère plus que cela, et elle ne se gênait pas pour le leur rappeler.
Elle était assise, et feuilletait un magazine de mode. Ce genre de revues faisaient partie de ses passe-temps favoris. Elle les lisait et relisait pendant des heures, et mettait toujours des petites croix à côté de la robe de ses rêves, ou bien de ce petit ensemble, qu’elle ne porterait jamais. Si jamais quelqu’un avait le malheur de la déranger pendant ce rituel, cela la mettait dans une colère folle.
Une demi-heure plus tard, tout le monde avait mangé ses raviolis, et Mado fut désignée volontaire pour faire la vaisselle. À la maison, la règle voulait que chacun la fasse à son tour, mais curieusement, c’était chaque fois son tour. Vers huit heures et demie, les enfants furent priés d’aller se coucher, car le chef de famille fut pris d’une envie soudaine de faire l’amour. Ils y allèrent donc, et vingt minutes plus tard, plus aucun bruit ne retentissait dans la maison.
C’est à ce moment, que Mado se releva. Elle se dirigea sur la pointe des pieds vers la chambre de son frère, et frappa doucement à la porte. Comme personne ne répondit, elle entra sans bruit, et se pencha au-dessus de son lit.
« Laurent… chuchota-t-elle. Réveille-toi… »
L’enfant tourna la tête brusquement.
« Je faisais semblant de dormir, au cas où ce serait les parents, dit-il.
OK. Tu as fait ton sac, frérot ? demanda-t-elle.
Oui, il est sous mon lit.
Alors prend-le, on part tout de suite, rajouta-t-elle. Rejoins-moi dans ma chambre.
OK. »
Lorsqu’il l’eut rejoint, Mado avait déjà ouvert sa fenêtre, et avait balancé un enchevêtrement de draps au-dehors. Son sac aussi était près, et elle regardait une dernière fois sa chambre.
« Tu es prêt pour le grand voyage, Laurent ?
Je suis prêt.
Alors, allons-y ! dit-elle. »
Et ils descendirent le long du mur, en silence.
Arrivés en bas, ils se mirent à courir en direction de la rue. Le simple fait de penser à la raclée qu’ils recevraient tous les deux s’ils rentraient maintenant suffisait à leur donner encore plus l’envie de fuir.
Ils furent bientôt sortis de leur village, et prirent la route de la ville la plus proche. Il devait être vingt-et-une heures dix, et l’on pouvait voir, au loin, dans les herbes hautes des champs alentour, deux petites silhouettes, sacs au dos, qui, rapidement, s’enfoncèrent dans la nuit, disparaissant petit à petit dans le brouillard nocturne.